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Libération-24 juillet 2022

Revue de presse • 28/07/2022

Carnet de bord – Entre le continent et la Corse, l’écologie hisse les voiles

Début juillet, nous avons embarqué sur notre voilier une journaliste de Libération avec un photographe, voilà le récit de leur voyage, paru sur le site du quotidien (ici, réservé aux abonnés). Nous vous partageons donc ici le récit de Mathilde Frénois. **** La coopérative Sailcoop propose des trajets entre Toulon et Calvi à la seule force du vent. Les voiliers peuvent embarquer dix passagers, pour vingt heures de trajet. Sans dépense carbone.

Le mouvement n’est pas tout à fait circulaire. Ni parfaitement régulier. Les yeux fermés, le bateau semble former des grands huit aux interminables boucles. Au fond de la cabine, le bercement des flots endort les six passagers. La coque de Rubra fend la mer, le vent file sur ses flancs. Quand le soleil se lèvera, le voilier accostera en Corse. La nouvelle compagnie maritime Sailcoop opère depuis le 14 juillet les premières traversées depuis le continent à la seule force du vent. Il faudra près de vingt heures pour relier les 150 milles (environ 280 km) qui séparent Toulon de Calvi. Une alternative aux six heures de ferry et au voyage en avion. Un pari décarboné face au ravage écologique que représentent ces deux moyens de transport polluants largement empruntés. Libé a embarqué pour cette première traversée commerciale à la voile.

14 juillet, 11h20 «Au bout de combien d’heures de navigation a-t-on le mal de mer ?» Le voilier n’a pas quitté le port. Alex et Célia anticipent le roulis. Elle a avalé un cachet anti-nauséeux, lui s’enquiert de conseils méticuleux. Réponse laconique de Rémi Boyer, capitaine aux cheveux salés : «Certains tout de suite à quai. Et moi au bout de quinze heures.» Ça n’arrivera pas au couple de Lyonnais, aidé par une mer d’huile et un bateau confortable.

Avant, à quai, il a fallu écouter le briefing sécurité. «Interdiction de tomber à l’eau, prévient gentiment la seconde membre d’équipage, Marianne Ramazotti, en distribuant les gilets de sauvetage. Si ça arrive, on crie “homme à la mer”, on ne le quitte pas des yeux et on le pointe du doigt.» Ensuite : prévenir l’équipage, lancer une bouée et une balise. Marianne Ramazotti a un tatouage d’une boussole «qui n’indique pas le nord» sur le biceps. Les amarres sont levées, la grand-voile hissée. Le rade de Toulon s’efface. Cap sur la Corse.

13h30 Le voilier trouve sa vitesse de croisière. Il glisse à 7 nœuds. A tribord, le Mega Express Four de Corsica Ferries – ses 176 mètres, ses 2 000 passagers et sa piscine – carbure à 22 nœuds. Le géant des mers double Rubra. Il laisse derrière lui un panache de fumée noire. «Quand il y a un nuage marronnasse au-dessus de l’horizon, c’est un ferry, remarque Rémi Boyer. S’il n’y a pas de vent, on le voit sur des kilomètres.»

En 2021, 1 200 ferries et croisières ont fait escale à Toulon. Selon la région Paca, 20 % de sa population est exposée à un dépassement des normes de qualité de l’air, avec des pics plus importants dans les villes-ports exposées au trafic maritime. Un paquebot utilise entre 500 et 2 000 litres de gasoil par heure contre 7 litres en moyenne pour une voiture. La collectivité s’est fixée un objectif «escales zéro fumée» en débloquant 30 millions d’euros pour l’électrification des quais. Et quand ils prennent le large, les armateurs sont contraints, depuis 2020, d’utiliser un fuel avec une teneur en soufre limitée à 0,5 %. Cette particule très fine, qui se transforme en sulfate dans l’air, «représente 10 % des particules autour de la Méditerranée, note Dominique Robin, directeur d’AtmoSud, l’observatoire de la qualité de l’air. La question des traversées à l’échelle méditerranéenne est un enjeu important pour l’air. Les rejets qui sont effectués en mer vont avoir un effet potentiel sur la population autour.» La baisse du taux d’émission de 1,5 à 0,5 % de soufre a permis une baisse de 30 % du taux de sulfate dans les relevés à Marseille. Le passage à un seuil de 0,1 %, prévu pour 2025, devrait encore diviser ce chiffre par cinq.

Alex et Célia profitent de l’air marin sur le pont. A 29 et 27 ans, tous deux militent dans des associations pour le climat. Ils habitent dans une maison près de Lyon, partagent une voiture pour deux et un van en famille. Alex signe ses mails d’un «durablement» et relaie des infos écolos sur Twitter. «On voulait aller en Corse, mais l’avion et le ferry nous posaient un problème éthique, expose-t-il. Ici, le trajet fait partie du voyage. C’est une autre manière de choisir ses vacances.» Le couple occupe une cabine à l’avant. A l’arrivée à Calvi, ils sauteront dans un train pour rejoindre une location.

15h15 L’effet du large est immédiat. L’équipage et ses passagers entrent dans une autre temporalité. Pendant la traversée, on vit au rythme du soleil, on oublie son téléphone, on se perd à observer l’horizon. «C’est l’éloge de la lenteur, analyse Bastien Bourdeau, président du directoire de Sailcoop. Le bateau a un effet immédiat sur le changement de rythme. Déjà, pour le départ, on annonce “une date de marin”, qui dépend de la fenêtre météo.» Pas de vent, pas de traversée. Mauvais temps, on reste à quai. Les passagers peuvent annuler ou prendre le ferry. Le voilier doit assurer deux allers-retours par semaine environ, uniquement en période estivale.

Aucun passager de Rubra n’a d’impératif à l’arrivée. Ils partagent deux autres points communs : une conscience écologique aiguë, et pas ou peu d’expérience de la voile. Julien, 24 ans, vient de démissionner de son job d’ingénieur à Paris. Il a abandonné la voiture et «quasiment le bœuf». S’il embarque sur Rubra, c’est qu’il veut «tester la traversée» pour un éventuel transatlantique. A 52 ans, Céline est séduite par «le côté écolo». Cette assistante dentaire a souvent pris le ferry entre Nice et la Corse. Elle analyse : «Les mentalités changent. Mais c’est le rapport au temps qui est compliqué pour les gens. La traversée n’est pas qu’un transport, c’est aussi les rencontres humaines et l’expérience.» A bord, Céline apprendra le nom des voiles, la base des manœuvres, l’art du nœud de cabestan. Et, superstition de marin, les mots interdits : «corde» et «lapin».

19h15 Latitude 42.48584, longitude 6.59366. Le crissement de la canne à pêche interrompt un jeu de société. Un thon albacore a mordu à la ligne. Au dîner : poisson cru et mariné. Traverser la Méditerranée sur un voilier, c’est aussi appréhender la vie à bord. Une étroite cabine, des toilettes avec pompe, des douchettes simplettes. «Un bateau, ça bouge, ça penche. C’est normal, dit Marianne Ramazotti. C’est une main pour soi, une main pour le bateau. On ne peut pas prendre le café dans l’une, le portable dans l’autre.» Mettre la table prend une autre dimension. Cuire des pâtes peut relever du défi sportif.

Une traversée est vendue 180 euros, repas compris. Il faudra débourser 5 900 euros pour la transatlantique prévue en octobre. «On ne se compare pas à un low cost, plutôt à une première classe avec Emirates. On nourrit, on loge en plus de transporter. C’est presque une école de voile», justifie Bastien Bourdeau, qui assure son «projet viable économiquement».

Minuit La lune éclaire le voilier. Les méduses phosphorescentes répondent aux étoiles. Pas assez pour alimenter les panneaux solaires. Résultat, les batteries sont faibles. Elles sont pourtant nécessaires pour l’autopilote, l’ordinateur de bord, la lumière. Pour les recharger, il a fallu allumer le moteur. Monter un projet alternatif n’est pas un long fleuve tranquille. Avant ce problème technique, Sailcoop a essuyé les lourdeurs administratives des affaires maritimes et une grave avarie. Le mât de son premier bateau a cassé. Désormais, la coopérative loue le voilier actuel mais espère voguer sur des bateaux de particuliers, pour élargir sa flotte et ses liaisons : Brest-Bilbao, Bretagne-Grande-Bretagne et le transatlantique.

15 juillet, 5h30 Les dauphins se sont occupés du réveil. Les baleines ont montré leur souffle au petit-déjeuner. Rubra traverse le sanctuaire Pelagos, zone de protection des mammifères marins. «En Méditerranée, la collision est la première cause de mortalité non naturelle des grands cétacés, des espèces qui ont un statut de conservation “en danger”, pointe Morgane Ratel, chargée de projet dans l’association Miraceti, un groupe d’étude des animaux marins. Cette zone est très nourricière pour les cétacés l’été. On a donc une superposition des pics d’activités touristique et écologique qui rend les croisements de route plus fréquents.» Selon l’organisation non gouvernementale WWF, 15 à 35 rorquals communs meurent chaque année d’un choc avec un bateau en Méditerranée. «Au-dessus de 13 nœuds, on a 80 % de risques que la collision soit mortelle, estime Denis Ody, responsable du programme cétacés chez WWF. En dessous de 10 nœuds, les dangers sont atténués.» Rubra ne dépassera pas 9 nœuds. Pour éviter les collisions, certains gros navires sont déjà équipés du logiciel Repcet, un outil collaboratif pour signaler rorquals et cachalots reposant sur l’observation humaine et le partage d’informations. Des solutions technologiques sont également en développement pour la localisation en temps réel des animaux. WWF planche sur un système de détection embarqué sur les bateaux et des zones marines équipées de capteurs. «Aujourd’hui l’esquive est à la charge des cétacés, analyse Denis Ody. On aimerait la renverser vers les humains.»

10 heures Le voilier s’approche de la citadelle de Calvi. Il faut déjà aller chercher d’autres passagers à Toulon. Le retour sur le continent sera «sportif» : 35 nœuds de vent et une sortie technique du port. Alex, Célia, Julien et Céline débarquent sur le sol corse. Les trois premiers feront le retour en voilier, Céline en ferry. Les marins Marianne et Rémi disposeront d’une semaine de vacances en août. Ils reviendront en Corse, où une naissance et un mariage les attendent. Par peur d’une mauvaise météo, «on prendra le ferry, admet le duo, On ne peut pas prendre le risque de rater ça». Le voilier a ses contraintes que la vie à terre ignore.